Allez allez allez (début)

Bien sûr
Bien sûr il arrive qu’on reçoive de la pluie sur son crâne et sur ses pieds alors qu’il fait très beau, bien sûr on ne danse que très très rarement le slow avec son destin, bien sûr des questions brutales nous tapent les méninges, bien sûr il y a des gens qui s’essuient les pieds sur d’autres gens, bien sûr l’eau bout toujours à partir de 100 degrés même si on a du mal à payer sa facture de gaz, bien sûr un crabe ou un serpent ou un éléphant nous attend au coin de la rue, bien sûr les dérèglements climatiques ont tendance à éteindre notre petite bougie deux fois plutôt qu’une, bien sûr il y a pas mal de gens qui aimeraient que la Terre soit plate pour que pas mal d’autres gens tombent des bords, bien sûr la DS n’existe plus et la CSG augmente, bien sûr il y a toujours plus de faces nord que sud, bien sûr la soupe ne fait pas grandir les cons, bien sûr qu’est déjà en service la pelle qui creusera notre tombe et que quand on est mort on est mort tout entier, bien sûr que quand on cherche la clé de 9 on ne trouve que la 10 et la 8, bien sûr le verre est plus à moitié vide qu’à moitié plein cependant que la coupe est pleine, bien sûr, bien sûr, bien sûr !… mais moi j’appuie régulièrement sur stop, sur pause pour être précis, j’appuie sur pause puisque je ne peux pas appuyer sur effacer, ou alors je mets tous les bien sûr, bien sûr, bien sûr dans l’armoire du garage, ou au fin fond d’un terrain vague, suite à quoi je me frotte les mains comme ça et je vais au stade, 80 minutes de vide dans la tête, c’est bon, c’est pas du lavage de cerveau, ça serait bien, juste un peu de recul, un peu d’huile dans les engrenages, un peu de menthe dans l’eau plate et triste du quotidien, 80 minutes de beatnik où je me fiche de tout, 80 minutes de glace à la fraise où je me régale de tout, 80 minutes de montgolfière, 80 minutes de camping face à l’océan avec coucher de soleil garanti, 80 minutes de encore, encore, encore, 80 minutes rose d’émotion, suite à quoi ma nuit est paisible quelque soit le score, paisible et loin du monde, mieux, sur le monde il n’y a plus de têtes de cons, plus de poubelles à descendre, plus d’immeubles qui nous font de l’ombre, plus de mains mises sur des bouches qui veulent dire les bien sûr, bien sûr, bien sûr.
Haut comme trois pommes
Et c’est 55, 1955, je suis haut comme trois pommes, c’est jour de fête, je me dépêche de manger, cours jusque chez mes oncles, on prend le bus sur la nationale ou bien on prend la 203 et après la 403, un jour on va à Perpignan, le câble de changement de vitesse de la 403 casse, à toute vitesse on nous le répare et on arrive à moins cinq au stade, là on arrive au stade de Cassayet à Narbonne, il est plus haut que la cathédrale, plus grand que mille fois mon école, on fume des cigares à l’entrée, c’est jour de fête et c’est cela qui me rend plus important, on est debout derrière les poteaux, je suis important mais toujours haut comme trois pommes et je ne vois rien du match mais je capte tout ce qui se passe autour de moi, lève les bras quand les tontons lèvent les bras, crie quand les tontons crient, me mets la tête entre les mains quand les tontons le font, et c’est 67, 1967, je suis maintenant plus haut que trois pommes mais toujours haut comme trois pommes, là je suis à la Ferté-sous-Jouarre, je suis éducateur et le dimanche je vais à la chasse à la palombe, mais surtout j’emmène le transistor et je le mets sur RMC pour suivre le match, pas trop fort pour ne ? pas faire peur aux pigeons, n’empêche que les volatiles ils ne s’approchent plus, c’est sans doute que je dois crier fort quand je saute de joie, et maintenant c’est 79, 1979, le 27 mai exactement, je suis maintenant plus haut que trois pommes mais toujours haut comme trois pommes, j’ai amené les tontons dans ma voiture et c’est moi qui offre les cigares à l’entrée, et c’est le match, et là les joueurs je les vois, ils sont plus hauts que la cathédrale, plus forts que tous les joueurs réunis de France et de Navarre, et c’est un essai, une pénalité, une deuxième pénalité, 10 à 0, 10 à 0 on est champion de France, je suis champion de France, et là maintenant c’est 86, 1986 et c’est mon fils qui est haut comme trois pommes et nous sommes au match, j’ai mis le fiston sur mes épaules et comme ça, même s’il est haut comme trois pommes, en fait il est haut comme huit pommes et voit tout du match retour contre le RC Graulhet et ouf ouf ouf ! c’est 10 à 9 pour nous, ouf ouf ouf ! on a gagné mon gamin et moi ! et c’est maintenant, 17, 2017, je suis toujours plus haut que trois pommes mais me tasse un peu et me rapproche de haut comme trois pommes, je ne fume plus de cigare à l’entrée mais toujours je vibre au match, quand l’équipe est en déplacement j’invite les copains à la maison, on se fait une dinette et on regarde le match à la télé, d’ailleurs c’est l’heure, mais j’ai encore un petit quelque chose à dire, que cela soit clair, je suis supporter, pas ultra, pas spectateur mais supporter, ça veut dire que je réfléchis sur l’image du club, je vois dans le rugby autre chose que le rugby, je vois dans les joueurs des grands et des petits, des optimistes entreprenants et des pessimistes qui persistent et résistent, toute l’image d’une société, il y a même eu des moments où le débat politique était ouvert jusque dans la mêlée fermée, tout juste si des joueurs ne se mordaient pas l’oreille, n’empêche que Giscard passait à Mitterrand et faisait bloc avec Marchais, voilà ce que j’avais à ajouter, maintenant faut que j’y aille, le coup de sifflet de début de match ne m’attendra pas.
J’ai froid
J’ai froid. D’accord j’ai mis mes gants mais je les enlèverai pour applaudir pour qu’on m’entende mieux. En fait non, je n’ai pas froid, j’ai peur. J’ai peur qu’on perde. J’ai peur de pleurer pendant le match. Peur que ce soit les Catalans qui me prennent dans leurs bras et me remontent le moral. Je ne suis pas un supporter sans cœur qui dit ON a gagné quand on a gagné, et qui dit ILS ont perdu quand on a perdu. Non, quand on perd je ne critique pas, je suis malheureux, c’est comme le mariage, c’est pour le meilleur comme pour le pire, et moi j’ai passé l’anneau avec le club. Oui, j’ai un cœur et mon cœur bat déjà plus vite alors que nous sommes à deux heures du match. J’ai un cœur et j’ai peur et je m’investis à fond. J’ai l’écharpe Adidas du club toujours accrochée au rideau dans la chambre, c’est un porte-bonheur, j’ai aussi un drapeau et je viens toujours avec sans quoi je serai comme nu. J’ai un cœur et même malade je vais au stade, je serai trop mal de rester chez moi, ce serait comme une trahison, même regarder le match à la télé ou l’écouter à la radio ça me met mal, ça me rend encore plus malade. C’est ça, il faut que j’y sois, et puis il me faut la grosse caisse derrière, je crie, je chante, je pousse la mêlée, je transpire et quand je reviens d’un match je suis crevé. C’est vraiment bizarre, en fait non ce n’est pas bizarre, c’est tout ce qu’il y a de normal parce que je ne me contente pas de regarder le ballon, je le suis partout et je suis partout, en même temps que je regarde où c’est que le joueur pourrait donner le ballon, en même temps que je regarde tout le temps la pendule surtout si le score est serré, en même temps que des fois quand j’aime bien un joueur, je le regarde se déplacer, j’attends qu’il ait le ballon pour nous faire une belle action. Non, je ne peux pas les laisser aller sans moi, sauf quand je bosse. Mon métier c’est musicien et une fois je jouais au théâtre à cent mètres du stade, j’avais le portable posé devant moi et mon fils m’envoyait le score, le trompette qui était devant moi se tournait pour me demander Et maintenant ? Et maintenant ? Et maintenant ? Tout à l’heure, les joueurs vont s’échauffer, puis ils passeront devant notre tribune, je pourrai leur mettre une petite tape dans le dos, on les encourage comme on peut, je me donne du courage comme je peux.
Tout le monde m’appelle Mamour.
Bonjour Dieu, je m’appelle Mamour, tout le monde m’appelle Mamour et j’habite ici. Afin que cela soit bien clair et qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous deux, je vous fais un résumé de la situation. C’est simple, le rugby je l’ai dans le sang et mon sang est bouillant. Et puis c’est simple, pour le rugby je suis folle, carrément folle. En fait j’ai 88 ans et ça fait 88 ans que je suis sur le terrain. Ma mère m’emmenait au rugby alors qu’elle était enceinte et qu’elle allait voir mon père jouer. Elle a eu 14 enfants et j’ai eu 14 grossesses et 7 enfants. C’est simple, c’est pas compliqué, ils ont tous joué au rugby. Mon fils Henri a joué à Narbonne et maintenant il entraine Millau. Mon frère Gérard a joué à Narbonne et en équipe de France. Mon oncle Carrere a joué en équipe de France. C’est simple, très très simple, le rugby dans la famille on l’a dans le sang. On a les gènes en forme de ballon ovale, les globules blancs et les globules rouges ont des maillots, le cœur est coulé avec le bronze du bouclier de Brennus, et puis notre sang il n’est pas rouge, en fait il est vert pelouse. Vert avec des bandes blanches. Et puis c’est simple et simple, depuis l’âge de 18 ans je fais la lessive à la main des maillots, je reprise les chaussettes, fait à manger aux joueurs. Je leur fais à manger de tout. Oui, Dieu, j’ai tout fait pour le rugby. Vous devez être au courant que j’ai même tapé des arbitres. Comme vous le savez aussi une fois l’arbitre il a fait signe, il restait une minute. Mon équipe a tapé la touche mais elle ne l’a pas trouvée. Alors l’ailier adverse a pris le ballon, je l’ai visé avec le lance-pierre, je l’ai touché au mollet, il a fait aïe, il a lâché le ballon, nous on a pris le ballon et tapé en touche et on a gagné. Et maintenant tous les arbitres viennent m’embrasser. Pourtant presqu’à tous je leur ai dit Si tu fais l’amour comme tu arbitres, je plains ta gonzesse ! Et les joueurs viennent tous m’embrasser aussi. Ils sont tous très gentils pour moi. Ils m’appellent Mamour. Tout le monde m’appelle Mamour. Je suis unique. On me connaît partout. C’est que j’en ai cassé des nez. A des femmes et à des hommes aussi. Ça saignait. J’étais déchaînée. Un jour, mais vous êtes déjà au courant, il y avait la femme du président de l’autre club. Elle portait un beau manteau de fourrure. Je suis montée à la maison et j’ai pris un vaporisateur avec de l’eau de javel. Je lui ai tout vaporisé le derrière du manteau. Un autre jour, j’ai pris un gars au cou et je l’ai mis en bas des tribunes. Une autre fois, j’ai dégonflé le ballon. Il y a eu pénalité contre nous. Le joueur il tape et le ballon n’est pas parti. Bref, de tout ça vous êtes au courant, Dieu. Dimanche dernier quand ils ont marqué l’essai, mon cœur est monté à 120. 120, vous vous rendez-compte un peu ? Alors je vous prie pour que mon cœur tienne le coup. Mais avant tout je m’adresse à vous pour que nous gagnions. Je suis tellement gentille que je ne veux pas que mes petits perdent. C’est ça qui petit à petit est le plus dangereux pour mon cœur parce que petit à petit cela me le brise en tous petits morceaux. Je suis tellement gentille que tout le monde m’appelle Mamour. Je voudrais pas que mon cœur il flanche, tombe par terre en tous petits morceaux pas possibles à recoller. SVP Dieu, fais en sorte qu’on gagne tous les matchs cette année, et même l’année prochaine, et même pendant vingt-cinq ans tant que tu y es, pardon, tant que vous y êtes. C’est que j’ai peur qu’une fois au ciel les démons viennent me rejoindre, que les joueurs tirent à la fronde sur moi pendant que les arbitres les fourniront en cailloux et que les femmes des dirigeants m’enfonceront des aiguilles dans le corps. SVP Dieu, vous m’entendez ? c’est moi Mamour, tout le monde m’appelle Mamour.