Partir, naviguer, arriver et autres constructions pas fatalement intempestives (début)

C’est un matin

c’est un soir

un midi ou un minuit

le monde est là.

Etres et végétaux et minéraux et astres environnants sont là. Un peu partout de la poussière est dans les airs. Des souvenirs aussi. Souvent des mots. Parfois des morts. Ou des êtres qui vont naître. Un peu partout aussi de l’herbe pousse sans que personne ne s’en rende compte. Pousse ou meurt. Comme l’Histoire pousse elle aussi. Comme elle s’achève, elle aussi. S’achève ou se modifie ou mue ou abdique, recule, met un genou à terre, s’écroule. De leur côté les océans bougent, en profondeur bougent, en surface bougent. Accueillent les eaux du ciel et celles des fleuves. Donnent de l’eau au ciel qui les donnera aux fleuves, aux rivières, aux terres. Et l’eau est dans le verre, dans le légume, dans la mémoire. C’est ainsi que la mémoire ne s’efface pas. C’est comme cela que le passé est là. Ainsi que l’amour est là, naît, brûle, disparaît, renaît, brille. Et les étoiles, les étoiles, toutes les étoiles et tous leurs petits noms.

On avance

notre geste le plus beau

notre geste le plus haut

le plus incandescent

est d’avancer.

On utilise nos mains qui sont sous notre corps. Et ces mains-là touchent et vibrent, s’émeuvent, se meuvent, trouvent, tremblent. Voilà nos outils. On est les entêtés. On se guide sans boussole ni carte. On est animal d’instinct. On est amiral sans navire. On est le monde en nous. On emporte le monde avec nous. Aucune pesanteur à cela, aucune lourdeur à nos pas. Nos pieds ne forment pas d’empreinte, n’écrasent l’herbe, ne déchirent l’air, ne brisent l’eau. On chemine sans chemin et sans but. De notre bouche sort notre souffle, juste notre souffle, aucun son, aucun mot, aucune volonté. Elle est sans âge, notre avancée. Elle est un cours régulier. Elle ne s’éloigne de rien, elle est toujours à la même place ; nous-même. Dans notre espace, dans notre temps. Qui est le temps d’aimer, le temps de détester, le temps de regretter et celui de vouloir. Le temps de s’effrayer et celui d’en rire et celui de rire.

Voici la ville

voici le fleuve

voici l’océan

voici la montagne.

Voici la blanche minoterie, le champ des crucifiés, le cimetière, le pont et ses jambes. Voici le hangar et les larges épaules et le cliquetis des marteaux. Voici le simple paysage, le paysage qui ne connaît d’épreuve que celles des saisons. Ici la ligne des peupliers donne une direction aisée. Là la crête des vagues est une chose plus ardue. Ailleurs les courbes des déserts sont trompeuses. Ici est un festin, là un peu d’eau, ici de petits fruits. Là est une terre triste. Ici le bois de hêtres. Là sont les heures du repos et les souvenirs pour consoler. Ici quelque chose naît. Voici le lieu des jeux, voici de belles têtes. Là le voyage d’hiver mêle la nudité des arbres aux aboiements des chiens au loin. Ici le voyage d’été est une longue halte au bord de la rivière ou à l’ombre d’un arbre ou d’une croix. Ou le corps à l’ombre de sa propre tête. Ou la tête à l’ombre d’une main doigts ouverts. Ici l’aventure n’a pas lieu et c’est l’intériorité qui est au rendez-vous. Le monde qui est en nous prend la place, rêves et sortilèges et éclats. Souterrains qui se taisent, caves éteintes et eaux qui dorment.

Il arrive

que parfois on avance

et que maladroit est notre geste

gauche notre pas

tant notre mouvement

est penché en avant

c’est qu’on avance

pour rencontrer notre courage

au moins un peu

encore un peu.

On cherche, vise et fixe alors les cheminées des usines. On fixe leur verticalité, leur élan, leur force et leur détermination. Et aussi l’aplomb des peupliers. On va vers le calme pays, vers les vagues plates. On va vers la clairière qui sait apaiser la forêt, vers la plaine où le regard peut se poser, vers l’arbre à papillons, le toit de tuiles. Les yeux cherchent le vert et le mâchent. Les yeux débusquent les garde-fous que sont les rives parallèles. C’est la vérité. On cherche aussi les champs qui n’ont aucune angoisse. On cherche l’impasse qui ne cherche pas où aller. On aime avancer et faire déguerpir les oiseaux et les poissons volants. Les oiseaux disparaissent, les poissons retombent avec bruit tandis que nous sommes toujours posément là.

Ou

on est

le marcheur qui marche

marche dans ses pas

marche sur le monde

le monde toujours le même monde

foule la terre

la terre toujours la même

foule l’eau

toujours la même eau

fend l’air

l’air chargé de notre haleine

l’air changé par notre haleine

et l’air est plus lourd

plus lent

plus fragile.

On ne cesse d’avancer. C’est la seule chose physique. C’est la seule chose mentale. C’est la seule chose vivante. La seule chose aimantée. C’est l’obsession. La disgrâce. On va dans le vide, toujours dans le vide. Et pourtant on craint le vide. On craint de toujours rencontrer le vide, de toujours le renouveler, et de toujours lui ressembler. On déplace le vide qui est en nous. On se déplace dans le vide qui est autour de nous, vers le vide qui est devant nous. Le gel sert notre tête. La chaleur frappe notre tête. Le sable des vents nous raye, nous rature, entre dans nos rouages. La nuit s’ajoute à la nôtre. On va, pas à pas on va tout du long de notre disgrâce. On est des jambes. On est un animal à jambes. On est un caillou qui chemine. On est une feuille morte. On est une aiguille sans nord. On est dans le souterrain où suinte l’eau grise et froide. On est seul. On est sans l’autre qui est en nous et qui n’est pas vide.

Ou

c’est un pays de grilles

de lance-flammes

et de flammes.

Crier. Afin de se réveiller soi-même. Puis partir. Quitter tout, couper tout en arrière. Barrer la nostalgie. Avancer loin. Avancer, haletant. Courir tête baissée. Et silence le souffle. Silence ! Et silence les mots et verbes et adjectifs et sujets. Silence ! Préférer l’ombre des forêts, le sous l’eau des fleuves, la nuit des mers. Prendre l’itinéraire du loup des terres et du loup de mer. Avancer, s’en aller, couper. Avancer. On avance, notre seul geste est de quitter. On avance, notre geste le plus beau, notre geste le plus haut, le plus incandescent, le seul geste que nous ayons est d’avancer.

On avance

on se cherche un abri

une branche et son nid

un toit et son âtre

un être et ses mains

et ne jamais plus avoir l’âme blessée.

Et sans doute rien de mieux que de se laisser aller dans le vent. Comme la mouette joueuse. Monter comme le soleil et descendre avec lui et continuer secrètement avec lui jusqu’au point où il va se relever. Et comme le fleuve se jeter à l’océan et suivre le nuage qui nous mènera à la source d’un autre fleuve. Avancer. Se sauver. Avancer. Sauver son monde. Avancer, passer entre les gouttes, entre les mailles. Avancer en dodelinant de la tête. Avancer en ne faisant nulle ombre avec sa voile. Avancer puisqu’il y a un autre monde, bien sûr il y a un autre monde, bien sûr, qui a dit le contraire !? Avancer. Avoir la pensée des heures, minutes, secondes, tenter de ne garder que celle-ci, et la vie passe, et le passage nécessaire se fait pour les mots. Avancer puisqu’on ne voit rien, n’entend rien, ne comprend rien, ou parce qu’on résiste à l’évidence, animal de réflexes et d’habitudes que nous sommes qui continue à chercher les oiseaux, les nids, les abris, les garde-fous que sont les rives parallèles.