là où l’âme se déchire un peu mais pas toute (début)

L’homme qui est arrivé ici. – Des grilles, les grilles sont des moments terribles pour la sensibilité et pour l’âme, les grilles nous grillent, on en est parfois à vivre comme un morceau de barbaque sur barbecue, vieux morceau de barbaque filandreuse et dure dont au final personne ne voudrait

Les grilles ne brillent, les grises grilles sont rouges de l’incandescence qui les habite

Mes chairs qui se consument suintent d’une eau de nausée qui est le seul breuvage que je peux ingurgiter, que se ?

Je voudrais

Je voudrais être enfermé, m’enfermer dans ma pensée, ma pensée que je connais par cœur, où je peux plonger sans crainte de morsures ou de piqûres, d’entailles ou de tenailles, y être, y retrouver ses locomotions, me remettre en mouvement dans ses mouvements, la remettre en mouvement dans mes mouvements, ma viande grésille trop fort pour que je puisse m’entendre, l’entendre, me protéger en ma pensée

Moins que la tête, plus petites que la tête, les mains, mes mains jamais ne soutenant ma tête ou cachant mon visage, mains toujours levées, haut les mains qui tremblent, le sang s’en va, les doigts sont gourds, lourds, sourds à mes commandes, déjà je perds de leurs aptitudes, déjà là se désintègrent mes capacités, déjà là je m’en vais au pas grand chose

Et pourtant, je suis pourtant posé sur une vérité claire qui ne projette aucune ombre ni en elle ni alentour d’elle, mon désir pourtant limpide devrait pouvoir s’écouler et vous rencontrer afin que vous puissiez que nous puissions œuvrer à sa réalisation

Que se passe-t-il ?

Le monde organique est encore là, le monde en chair et en os, en métaux et pierres, en guirlandes et terre est toujours là et pourtant, je suis pourtant à tenter de le toucher sans le pouvoir, c’est du nuage, les nuages ne se touchent pas, les nuages ne portent pas et je reste sur les grilles qui me grillent

Votre immobilité est un mouvement qui me jette en dehors de tout

Votre silence est un nœud qui m’asphyxie au milieu

Vos regards qui ne regardent me dérobent mon propre regard

Ma maladie n’est pas de moi, les paroles que vous m’obligez empêchent les autres paroles que je pourrais, combien cela va-t-il encore durer, quoi vais-je encore endurer ?

Que se passe-t-il ? Que se casse-t-il ?

 

L’homme d’ici. – Calme, on se calme

 

L’homme qui est arrivé ici. – Et là, ici, les gens allant hâlés sur le monde

 

L’homme d’ici. – Calmez-vous

 

L’homme qui est arrivé ici. – Le monde lui-même allant sous les guirlandes de noël, blanches, les guirlandes, blanches, indolentes, les guirlandes, innocentes

Le monde dans ses révolutions parmi les stars du ciel, les stars des écrans, les strass en ribambelles, les perles en rivières, la soie en cascades

Le monde passé au Karcher, à l’éponge, au gant de toilette bien partout, dans le moindre recoin, le moindre repli, bien propret, bien flairant bon

Certains cependant dont l’âme se déchire un peu mais pas toute, et leurs yeux qui grelottent et voient moins loin, moins large, et leurs mots en gorge bloqués qui ne viennent pas tous, viennent moins vite, et les sons asphyxiés qu’ils entendent moins

 

L’homme d’ici. – Ne touchez pas svp, ne touchez pas à la sérénité

N’éteignez pas svp, n’éteignez pas les guirlandes qui durent si peu de temps

Et ne venez pas nous dire que couper un sapin c’est du massacre à la tronçonneuse, pas nous dire hécatombes, carnages, lynchages, conflits, injustices, arbitraire, hors-jeu, pas nous dire, svp, pas nous dire

Pas nous dire que partout des grilles

Svp

Et non plus ne pas nous dire que certains ne vont pas sous les guirlandes

Svp, sérénité bien méritée, de haute lutte gagnée, syndicats, partis, ONG, élections, démocratie, labo de recherche, adjudants, arbitres, hauts commissaires aux comptes, svp, touchez pas à la sérénité

Et pas non plus nous toucher ne serait-ce que de deux mots de certains dont l’âme se déchire un peu mais pas toute, et leurs yeux qui grelottent et voient moins loin, moins large, et leurs mots en gorge bloqués qui ne viennent pas tous, viennent moins vite, et les sons asphyxiés qu’ils entendent moins

Non, ne pas dire ne serait-ce que deux mots de ça, même à mi-voix, à nous qui avons des kilos d’âme, des kilomètres d’âme, de quoi faire le tour des êtres de la terre entière, de quoi réchauffer chacun d’eux un par un ou par groupes de treize à la douzaine

Voyez que nous ne sommes pas comme vous pensez

Voyez que votre pensée lève les mains, haut les mains qui tremblent, qu’elle est toute dans ses émotions d’elle-même et pense en martyr qui réclame son tortionnaire

Voyez que vous pensez trop vite, pensez tout de travers, pensez tout en points d’exclamations, en points d’accusations

C’est Noël, c’est pas Noé, montez pas, svp, montez pas sur notre arche vous monteriez sur nos pieds et sur les pieds de la girafe en plastique qui couinerait, pleurerait, wouin !

Dans le jardin aucun pigeon ne pénètre, aucun de ses parasites ne se répand sur les salades, nous les avons dressés, éduqués, bagués, tout va bien, dormons sur nos deux oreilles sur l’oreiller de notre oseille

Le seul sang qui nous arrive et se répand est technicolor et hollywoodien, il pénètre la ville sans la salir, propres les vitrines, propres nos vestons, même sous nos chaussures le cuir brille tranquillement

On a tout ce qu’il faut, on fait tout ce qu’il faut, on fait tout avec tous les enthousiasmes possibles, on a l’art de tout, l’art et les bonnes manières de faire tout, ne nous serinez pas

Que venez-vous nous parler d’un désir, que disons-nous là ? d’une lubie, d’un caprice de papiers ? ça n’existe pas sur les listes faites au père Noël, touchez pas au bon ordre des choses, touchez pas, svp, sinon

Là haut sur les collines, des vaches mâchent, nous préparent du bon lait blanc tout en nous couvant de leur regard à longs cils

Touchez pas, svp, touchez pas à un seul poil de nos vaches, ne les plongez pas non plus dans le brouillard, le brouillon de vos paroles, sinon

Nous sommes vivants, tous les vivants sont vivants, tous les vivants sont de bons vivants, tous les bons vivants s’assoient sagement sur le monde, sous les guirlandes, vous avez compris ?

N’outrepassez pas, passez !

 

L’homme qui est arrivé ici. – On peut

 

L’homme d’ici. – Cessez !

 

L’homme qui est arrivé ici. – On peut espérer une parole moins pleine de guirlandes et de bûche de Noël, une parole moins certaine, une parole qui prenne moins le sens du vent, moins le sens du bon temps

On peut espérer une parole à contresens, une parole au couteau, une parole crispée comme un os à brandir, une grande gifle sur tout ce qui démange, une parole qui s’époumone au-dessus des collines et des vaches, une parole avec plus d’yeux, une parole qui donne un nom au mal qui fait mal

On peut ne serait-ce qu’imaginer une parole qui embrasse certains dont l’âme se déchire un peu mais pas toute, des mots qui soient des baumes, des paroles qui dissolvent la barre au travers du ventre, qui aèrent les yeux trop clos

 

L’homme d’ici. – On vous a déjà dit svp, déjà dit sérénité, aussi entendez, comprenez et passez

 

L’homme qui est arrivé ici. – Même si votre parole est craquante comme une crécelle, sifflante du sifflement du fouet, votre parole est à bout de souffle, au bout de sa course

 

L’homme d’ici. – Passez

 

L’homme qui est arrivé ici. – On ne vous a pas dit mur, on ne vous a pas dit jardin où n’allons, temps très mince et très fragile

 

L’homme d’ici. – Taisez-vous

 

L’homme qui est arrivé ici. – On vous dit mur, mur contre lequel, on vous dit jardin où nous n’allons puisque trop de poids dans nos pas pour qu’ils puissent nous y mener, on vous dit temps très mince et très fragile dont craignons que le moindre de nos gestes ne le déchire, y fasse un trou sombre et sans fond où nous sombrerions

 

L’homme d’ici. – Taisez-vous, nous ne vous comprenons pas, ne comprenons pas votre langue qui déplace les choses qui ont pourtant chacune leur place, qui décale les murs, le jardin, le temps, les poussent en dehors de l’ordre, vous tentez de mettre tout à l’envers, tout de travers afin de vous forger un monde à votre image

 

L’homme qui est arrivé ici. – Nous avons un rabot sur la peau qui nous diminue, nous rapetisse et tout ce que nous voulons c’est aller vers le calme, rester au calme, y demeurer afin que le rabot y soit effrayé de son propre bruit et nous quitte

 

L’homme d’ici. – Finissez, svp, achevez maintenant, vous vous dépensez pour rien, salivez en vos mots pour rien, c’est tout comme pisser dans un violon, faire du bouche-à-bouche à des os vides

 

L’homme qui est arrivé ici. – Non, impossible de se taire

 

L’homme d’ici. – Il est possible de se taire ; il suffit pour cela de se taire

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