S’éviter
fatigue
Antoine Emaz
Plaie
Parfois, de loin en loin ou parfois souvent, un homme s’avance vers moi, il sort d’entre deux noirs cyprès, d’entre deux mondes de marbre, et avance tout droit, fatigué mais déterminé, voûté mais brave, vient à moi, cherche le sens du vent afin que sa voix porte et m’annonce que non, il n’est pas tout à fait mort, que peu s’en faut mais il vit encore, qu’il lui faudrait un signe, un souffle de moi, une fleur pourquoi pas, un quignon de jour, mon visage dans son trou inquiet, m’annonce cela et me dit aussi qu’il est assis et attend sur le bord du temps qui ravine fort les bords, qui bientôt s’effondreront, bientôt l’engloutiront, me dit cela et ajoute que si je n’y prends pas garde bientôt même l’écho de sa voix s’effondrera, et que cela se fera en toute inquiétude
que moi ?
moi, dans le groupe du nous, dans la soupe, le tas, le mou du nous, suis là, inclus, y suis, qui moi ? quoi moi ? où ? où qui quoi moi que moi ? moi tout encombré et bifurqué, tant tiré à hue et poussé à dia, tant renversé et démantibulé, tout rempli garni farci formules faits et gestes et mots prémâchés jusqu’au sommet du crâne, bouts des doigts, portions de voix
où suis-je moi ?
qui suis-je moi ?
me suis-je un jour rencontré ? est-ce qu’une fois je me suis approché de moi ? m’a-t-il été donné une fois de me rejoindre et de me joindre à moi ?
qui quoi moi que moi ?
moi nous, nous moi, moi attaché aux neurones du nous, lié par les chromosomes du nous, joint aux faits et gestes du nous, au bagout du nous, moi accroché au rocher du nous, moi et nous confondus, moi fondu en nous qui est coulé en moi, moi au milieu de nous qui est au milieu de moi, moi mangeant de nous qui mange de moi, nous parlant par moi qui parle par nous, moi raccourci de moi augmenté de nous qui diminue moi qui m’absente de moi quand nous
pieds à qui ?
mains de quoi ?
coudes que que ?
où qui quoi moi que moi ?
ô moi
dans les mots à dire cela
et qui m’écroulent
quelle virtuosité de nous
à jouer de mon violon
quelle impétuosité de nous
à se jouer de ma porosité
s’ébrouer
pas s’ébouler
moi ?
dont il me semble que mes yeux ont à peine vu ma vie
dont mes oreilles ont semble-t-il à peine entendu les balbutiements, les bredouillements, les blablas baveux de ma vie
moi ?
un être qui n’a pas encore vu le jour, qui n’a pas encore poussé son premier cri et qui ne sait de quelle couleur est son landau, un type dont moi-même ne sais s’il est fréquentable ou abominable
moi déjà pourtant sciemment sorti de l’œuf minimum treize fois à la douzaine, une première, comme sur un coup de tête, tête en avant en prenant garde que l’on défasse de moi et pour moi le cordon qui relie et la chanson utérine qui berce, une seconde fois et tant tant d’autres, jusqu’à minimum treize à la va comme j’te pousse, en me secouant sec l’indolence, en arrachant les clous, décollant les idées fixes, brisant les moulins à vent, tentant d’éloigner les témoins qui pourraient ramener à la case départ
ayant assurément réussi à me fabriquer une silhouette en 3 D, un signé et un signant, un manufacturé et un manufacturant, un contenant et un contenu, sur le contenant des trous mais pas que, un nez et des oreilles forgés dans les écoles et les criques océanes, une bouche et des yeux formés dans les rues et sur de petites îles planes, des trous et des pleins, des pieds sous quoi j’ai installé mon nid, des mains dans quoi je veille à ne manquer ni de farine ni de sel, une gorge d’où j’expulse régulièrement les arêtes des jours trépassés, une architecture de chair et d’os et de tressaillements, tremblements, gélatinements
moi ?
et les mots en 3 D idem ?
j’ai longtemps cru que cette voix qui parlait était moi mais que nenni, c’est que vaste forte est l’invasion de nous, ce que nous dit de moi, dit à voix basse ou en marée haute, dit devant ou derrière, émet de sang froid ou quand sang bouillant, tout ce que nous implicitement comme ça en passant, tout ce que nous subsidiairement et colossalement, ce que j’entends, nous, ce qui m’arrive après de multiples ricochets, nous, ce qui me parvient en boomerang, ce qui me vient en flèches, nous, nous, un filet de mots qui me ramène à la surface, une paire de ciseaux qui me taille un costume, des effusions pour de la confusion, nous, nous, nous, et tout ça qui au mieux ricoche sur moi et ne s’accroche, ou tout ça qui direct me rentre dans la bidoche et y fait son cinoche
ô moi
même pas
la bande-son de moi
même pas
tenant la manivelle du projecteur
pas même
dans les trous de la péloche
quel déchausse-pied pour ne plus être à la botte du nous ?
quel dénoyauteur pour extraire le caillou du nous ?
comment faire pour ne pas marcher comme à mouton va ? quelle peinture mettre sur mon visage en bâtons et en petits ronds pour indiquer que je ne suis pas de la même tribu ? quel monde du monde dois-je secouer afin que nous en tombe ? quel poème ou prière ou mode d’emploi made in de où ? dois-je lire à haute voix et mettre debout devant moi ?
frères humains
ayez pitié de mes traces humaines
ne les laissez pas aux cailloux
laissez-moi l’empreinte de mes orteils
ô laissez-moi ça
même si empreinte de batracien
et laissez-moi
laissez-moi ma pensée
même si elle va à pied
certains soirs je ne suis qu’en présence de mon absence, d’autres soirs trop de monde marche en moi, trop de mots me heurtent, je dois attacher scotcher mon corps afin qu’il ne s’affaisse, et lentes, longues sont les heures, certaines fois tant de nous sont venus prendre l’air à ma gorge qu’il me faut me mettre face à un vent fort pour respirer encore, d’autres fois tant et tant de nous sont entrés en moi que j’en ai les idées miennes retournées, certains matins la terre a trop de monde sur les épaules, je le sens à sa vitesse qui diminue, le sais au vent en moins dans mes oreilles, j’avance alors plus lentement moins loin, d’autres fois je passe mon temps à me chercher partout, c’est que je me suis perdu au milieu de pas assez loin et dans le plus en plus court, je me suis perdu dans le faut que ça aille, perdu en haut de l’escabeau où je faisais le grand, dans le tourbillon que je faisais en cherchant le par-ici-la-vie-c’est-là-c’est-ça-comme-ça-ben-oui-la-vie, perdu dans le empiffrez-vous-de-tout-c’est-les-soldes, et parfois stupéfaction de fond en comble, ahurissement à tous les niveaux lorsque j’ai tout à fait subitement mal au coude que je n’ai pas, au coude de moi que je suis que je ne suis pas
et quand je dis bonjour et quand nous me répond bonjour, et lorsque nous me dit bonjour et lorsque je réponds bonjour, c’est nous qui dit bonjour et c’est nous qui répond bonjour, et dans le ça va ? et dans le ça va en réponse, c’est nous qui demande répond, tous les jours toute la journée ainsi, ça fait des kilomètres de parole, ça déteint forcément, fatalement ça teint, ça tient, tous les jours toute la journée, ça fait un grand trou d’heures, un grand trou d’espace, de pensée
ô espaces et pensées et langue troués
comme une chanson
mise à chanter au fond d’la terre
comme de l’eau
versée dans d’l’eau
c’est que c’est aussi et sans doute avant tout et assurément pour sûr une question de constitution physique la présence du nnnooouuusss, qu’on en juge un peu, ma tête est trop petite, mes mains ne sont pas assez grandes, mes épaules pas assez larges pour nnnooouuusss, ma misère a des limites organiques, je n’ai que six litres de sang, autant en air, je ne possède qu’un seul estomac à une seule poche pas si tant et plus élastique, surtout les os de mon crâne ne sont pas en matière extensible, c’est que c’est carrément du dur ma boîte ciboulotienne et nnnooouuusss est gros, gras, encombrant, gesticulant, me fissure et me pète mes os têtiens, ça craque puis claque, mon lampadaire s’éteint, y’a des morceaux d’os dans mes cheveux, des débris d’os sur le carrelage, des bris d’os plantés dans mes avant-bras, ça fait calamité et ça fait moche comme tout et je n’ai même plus d’yeux à disposition pour m’épancher sur les dégâts
au moins deux trous de mon nez, svp, de moins en moins, de loin en loin aspirez moins l’air qui sort des bronches de nous, svp, juste mes deux trous naseaux, mes chers narineux, mes très chers olfactifeux, respirez juste l’air qui sort de mes poumons, ma petite lumière en brillera mieux, petite lumière sous un grillage, cela fera moins de vent aussi aux oreilles, j’entendrai mieux, bien mieux plus finement, davantage plus juste, peut-être entendrai-je une chaise qui tombe, chaise où j’étais quand nous, que j’aurai quittée, qui tombera et tralala de moi
ou
non pas ça
ou
pourquoi pas
oui
oui c’est ça
ou se secouer l’intellect
ou
ou in vivo pratiquer l’amputation du nous, m’éplucher de toutes les raisons que je me suis faites par réaction, de toutes les capitulations que je me suis faites par abandon, changer de nerf optique et de tuyau auditif et de boyau olfactif, régler le souffle entrant ou sortant, trouver mes empreintes digitales, me débarrasser des cicatrices et accueillir en grandes pompes les nouvelles, me faire au bégaiement si cela m’arrive, au boitement s’il en est ainsi, à la jambe de bois si cela va de soi, saluer comme il se doit la nouvelle longueur de mes pas, m’appliquer le papier calque de ma nouvelle silhouette et la passer au crayon pas délébile
oui sortir du nous
oui entrer en moi
mais mince, sortir du mou du nous fatalement ça pourrait arrêter le monde
et nous avec
faut être attentif, faut monter à la vigie
comment ?
hein, comment ?
hein hein comment échapper au brouillon de moi, au bouillon du brouillon ? comment ne pas être dans les ratures, ne pas être que les hachures des ratures ? comment se sortir du tas du nous ? du tas si mou dans lequel tout est mêlé, mélangé, emmêlé, collé, amalgamé, incorporé, compacté, compressé, insultané, criardisé, niéfilisé sans que plus rien, rien plus rien ne s’y distingue, de je et nous ?
est-ce que mes tentatives pour sortir du nous, entrer en moi et être moi, que moi, sont caillou dans l’eau et ronds dans l’eau et puis plus rien ? plus rien sauf le caillou au fond de l’eau ? si je vais au photomaton, est-ce un portrait en quatre exemplaires quadri du caillou fond de l’eau qui va sortir de la machine ?
et des jours et des jours, des nuits de veille et des nuits de songes poings fermés à suer, exsuder, suinter le nous, à me sevrer du nous, à me serrer de près, de très très près, et je sue, sue, suinte et sue, sue et suinte, sue, sue, sue, tout mouillé je suis haut en bas, tout mouillé comme poisson, tout mouillé comme nouveau-né, c’est ça, je nais, je crois que je nais, ou plutôt je suis en route, en fœtus, quelques centaines de cellules, pas encore vraiment les bras, pas déjà vraiment les jambes, paupières closes et peut être pas encore les yeux derrière, gros comme une noisette je suis, ou bien je suis immédiatement sous ma peau, ou dans ma tête dans la coque gélatineuse des pensées, ou dans mon cœur dans le berceau des vœux
ô moi
qui vais accoucher de moi
comment on dit ?
moi papa de moi ?
moi papa-fils de moi ?
maman ?
Juste deux pronoms… et si profondément existentiel…
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