Le gué

Quant à l’eau froide, on ne négligera jamais que l’eau froide a du bon et qu’elle est parfois préférable au gué les pieds au sec, c’est qu’elle est une solution pour passer à autre chose, pour faire passer les idées à autre chose, pour se les changer en se les remettant à l’endroit, à l’endroit même où elles ont de bien belles bien bonnes idées, où elles sont de bien belles bien bonnes idées qui nous remettent à l’endroit, plus cul par dessus tête ou tête dans le sable ou tête dans le corbillard, c’est pourquoi on ne négligera pas l’eau froide, tout au fond il y a des herbes, ça nous met de la souplesse dans les yeux jusque dans les méninges, et puis l’eau froide est douce et tendre, et alors là plonge ! nage ! nage ! et songe ! songe dans les mousses où zéro frousse fin de vie que nenni !

 

Et des fois on se demande comme ça comment on est au juste au naturel ? quelle tête on a et quelle tête ça nous ferait d’avoir telle tête ? quels quidams ça attirerait et quels quidams ça révulserait ? comment on lèverait ou pas le petit doigt et du coup quelle nouvelle vie ça nous fabriquerait ? une vie avec des Kirs ou une vie nez dans la Kro ? une vie rigodon nocturne ou bigoudis sur l’oreiller ? petites biscotes ou gros biscoteaux ? empêtrée dans une toile d’araignée ou suspendue dans les branches fleuries ? à l’emporte-pièce ou dans les mielleuses délicatesses ? qui dépasse, trépasse les corbeaux ou qui se fait becqueter les yeux par eux ? et est-ce qu’on y serait un gars avec un bec courbe, chaussé de patins à glace, coiffé d’un entonnoir ? c’est vrai ça, ce serait vraiment bien d’essayer un de ces quatre matins de se retrouver nez à nez avec l’original de soi

 

Et puis un beau mémorable aimable jour on pourrait se rencontrer soi-même dans le bois en bas de chez nous, ou devant le frigidaire, ou à côté de la boulangerie, ou dans la boîte des bonbons des Vosges, on pourrait comme ça se dénicher et se contempler, de contentement et d’appréhension se contempler, et s’apprivoiser, doucement s’acclimater, on se donnerait des miettes de pain de mie, on se ferait des petits sons pour s’inviter à approcher, on se peindrait en invisible pour ne pas s’effrayer, ou en fleurs des champs, ou en napperon, ou en coupe champion de vélo, ou en bouche gourmande, on est prêt à tout, c’est qu’on sait que pareille occasion ne se présente pas deux fois et que si on se laisse filer on sera tout seul comme d’habitude, tout seul et tout nu, dénué, pauvre, privé comme un indécrottable imbécile au milieu de toutes les ratures de nous

 

Et quand tout, tout se touche de tellement trop près, quand tout, tout est en nickel ordre, impeccable pas une poussière à souffleter, pas un mot à redire, lorsque c’est la perfection et l’harmonie et le calme tout est calme et l’excellence tout est parfait, mirobolant, mirifique, où est-elle la place pour être chimérique ? comment se faufiler pour passer dans les imaginations, pour s’avancer dans les explorations vers les trouvailles ? comment peut-on ne serait-ce que tendre les yeux en avant afin que quelques mots nouveaux puissent venir et les suivre ? où est-il l’espace de l’instable ? où est-il le lieu de la chute, celui des pertes et des déficits ? où est-elle la contrée de l’affamé  ? où se tient-il le manque ? où se tient-elle, en quelle terre se terre-t-elle la solitude ? quand manquerons-nous à nouveau de mots ?

 

Quand c’est qu’on a la météo perso sur dépression, trop de millibars dans le coup de barre et coup de barre sur la tête du moral dans le bancal, quand on a le sismographe intime qui s’affole et l’échelle de Richter au plafond fissuré, quand c’est tout tremblement de l’être pour nous et que les genoux du cerveau jouent des castagnettes dans le pas chouette, c’est alors qu’il y a le tremblement de notre terre qui s’apeure et s’en va dans des chiffres pas possibles à tenir, et c’est là que nos gués s’éboulent, croulent pas cools, périssent, pourrissent, et plus de gué ? ben non, plus un seul gué, plus possible de se trouver une sortie par là, plus possible de s’envisager une sortie qui soit égale à entrer, à entrer dans un ailleurs plus ferme pour nos pieds et les restes de pauvre de nous

 

Et des fois quand les étoiles ne sont plus que dans l’assiette de soupe, il nous faire bien attention de ne pas les manger et il nous faut prendre précautions afin de les récolter doucement à la cuillère, c’est que ça arrive ça, et c’est que c’est de notre fait ça quand on a tiré sans trop faire attention trop de feux d’artifice hip hip hip hourra vive nous ! ça arrive aussi quand on s’est fait des cathédrales perso en papier imprimé recto et verso, lorsqu’on s’est servi des oiseaux pour nettoyer le sol de la maison, lorsqu’on a utilisé les montgolfières comme rouleaux compresseurs et qu’on a fait trop de bras d’honneur à la légèreté et à l’avenir qui durera le temps qu’il durera, et tant pis si c’est le temps d’une assiette de soupe et que la cuillère tombe par terre

 

Ne pas se retenir, ne plus, ne pas, plus se tenir ni aux branches ni à soi, ni au temps ni à l’estime de soi, et se laisser aller, autant que possible, et se perdre les mains dans nos alentours et même dans les circonférences lointaines, et s’éloigner dans nos vagues idées et dans nos confuses pensées et dans notre boussole déboussolée, chanceler là puis se désarçonner, oui, et être celui qui tombe, se perd, pour commencer être celui qui se perd de vue et se perd d’ouïe et se perd d’affection, oui, ne plus se côtoyer, ne plus se parler et s’entendre affirmer, ne plus, et peut-être qu’une autre voix en soi, et sans doute qu’un nouvel événement, juste un seul élan inconnu de nos lignes de vie, de nos empreintes, peut-être, c’est ça, ainsi, et un jour l’autre saluer chapeau bas comme il se doit un autre que soi en soi