sépia (début)

C’était alors un monde couvert de cicatrices
et prompt aussi à ouvrir de nouvelles plaies, on cessait peu d’avancer en ordre afin de mettre le désordre, de faire saigner le bonheur, de déchirer les images, perpétrer les carnages

et vite alors on devenait aussi vieux qu’un jouet cassé

et vite, très tôt, on était avec en soi tout un monde disparu, un monde aimé, un monde chéri, qui a pourtant détruit barrières et lumières

que c’était lourd

on tournait talons, fermait les yeux, on tentait fort de se vider les pensées, d’être une silhouette à l’arrière du monde, loin, loin, très loin derrière, là où nul tocsin, où nul éclat de lame

autrefois, on voulait moins les souvenirs.

 

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L’autre pays, le pays où l’on va, est-il un songe
un mensonge ? la route monte tel un grand mur gris, la gorge est sèche jusque dans la tête où les pensées envisagent la fin du monde juste après le prochain virage

pour se donner des forces, pour que le cœur tienne encore à l’ouvrage du départ, on ne peut se parler des choses anciennes, on les a toutes quittées, déjà elles manquent, déjà elles font mal, même l’odeur si forte du foin on l’a fait s’en aller

on ne migre pas comme l’oiseau, lui sait très bien qu’il reviendra bientôt

maintenant les anciennes étoiles sont une poussière qui tombe de la main

maintenant on marche sur une terre dont on ne connaît pas le nom, dont on ne connaît non plus un seul nom d’un seul de ses morts, et cet oiseau pendu tête en bas, à quelle superstition fait-il peur ?

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Ils ont laissé leur jeunesse
dans des prés où plus jamais ils ne sont retournés, ils n’ont de même jamais rejoint les villages où leurs yeux qui pleuraient de les quitter faisaient trembler les maisons dans le soir

sans doute les clochers se sont-ils enfoncés dans les grandes herbes de l’oubli, à moins que leurs tombes ne soient la tristesse

et peut-être certains jours se vivent-ils comme le lion ou l’oiseau encagé loin de sa plaine d’herbe et de ciel

et leurs mains en sont plus courtes et parlent moins, et le vide est plus prompt que leurs pieds, et cette fumée à leur cigarette est une brume qui mange tout dehors et dedans eux

et tout infime est maintenant leur pays, tenant, c’est si pratique, c’est moins envahissant, moins douloureux, dans une valise ficelée rangée dans l’oubli dessous le lit.

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Ont-ils perdu des forces
d’avoir été déracinés, ou changeant de terre des vitalités nouvelles leur sont-elles parvenues ?

sans doute ont-ils laissé là-bas des armes qui les pointaient, des petites pièces qui sans cesse leur manquaient, des peurs que la distance a amenuisées, des chagrins que le cœur ailleurs a récités moins par cœur dramatique qu’automatique

sans doute bien que pas que, mais cela compte, cela pèse plus léger, les plumes

il était une fois une araignée, elle tissait sa toile qui n’a pas été emportée dans les bagages

il est une fois la musique, elle fait couler le vin qui a traversé la frontière

il y a désormais la lumière de demain, elle est toujours moins difficile, on y pousse plus clair, plus droit et fort, et moins de peurs, oui, plus de fleurs.

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Le monde ancien
était loin maintenant, bien ligoté, bâillonné dans des grottes d’où il ne bougerait plus jamais, ne dicterait plus jamais ses lois avec levées de couleurs dans des odeurs d’aisselles

et tout était neuf, le ciel rouge des usines faisait des ombres au sol dont on prenait modèle pour forger le cheval galopant, le pont qui arrive toujours, l’heure agréable sous la tonnelle, le caillou pareil à l’œuf et qui aura bientôt des ailes

les femmes avaient toutes un casque d’or, il était leur couronne de reine, les hommes possédaient des talons sonores, ils raccourcissaient le trajet vers le réel, les enfants mastiquaient des chewing-gums afin de muscler les mâchoires de leur esprit

et simplement on existait, existait ! ce n’était plus remis en question, on multipliait les quantités de pain, une pour les bras, une pour le chant, une pour les peaux dans la caresse.

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Le progrès
était une journée de plein été où le monde avançait puis abordait les derniers solitaires afin de les aimer

à chacun il donnait de quoi allonger loin les pas, de quoi mettre du beurre dans la pierre des jours, de quoi tenir la main afin qu’elle ne tremble que pour la robe à dégrafer

et personne ne se disait plus qu’il aurait dû naître plus tôt

sur les murs pâlissait L’Angélus, fleurissaient les cartes postales

deux hommes qui rentraient des hauts fourneaux s’enorgueillissaient des étincelles qu’ils laissaient derrière eux, il était maintenant certain qu’elles ne seraient plus jamais devant eux où ils n’auraient plus à croiser le fer des canons

et du sol qui désormais était à eux, ils regardaient le cosmos, guettant l’étoile filante pour quelques vœux futiles.

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Inutile
vraiment de chercher midi à quatorze heures, toutes les machines étaient là, et était bel et bien là le bel optimisme, elles étaient là et prolongeaient le corps, là pour donner la force aux pensées intimes, dressées à l’intérieur même du futur pour combler les appétits les plus forts, pour stopper les craintes, suturer les plaintes

et la roue tournait avec l’aisance et la puissance des engrenages et autres vilebrequins, l’axe du monde était en acier tout juste trempé dans l’usine d’à côté

la vie était maintenant sur essieux articulés, on fuselait son profil, tout était pile sous l’équerre de la lumière, il y aura de l’or pour les hommes suivants

tout ceci sortait des forces et des forges de leurs mains

tout ceci, et tout toujours plus grand et plus fort jusqu’à l’épingle à nourrice entre les doigts agiles de l’aimée.