valise (début)

à

Sokey Edorh

Le bleu, le bleu, ici, juste, seulement, à peine, avec peine, un peu de bleu, comme un naufrage du ciel dans quelques yeux, quelques gouttes délavées dans la flaque du bitume, une forme fugace sur des pantalons qui passent, s’en vont, l’Europe connaît la chute même pas ralentie du bleu que ma tension et mes attentions tentent de freiner, Sokey mon prénom, Edorh mon nom, le Togo mon pays, le bleu est ce qui me manque ici à Pujols-sur-Dordogne, là-bas, outre Méditerranée, le bleu est brusque et bruyant, il chantonne à part soi, il est la convoitise et les soucis, le creuset des roueries et le vase de l’orgueil, le couvre-chef qui escamote ou grandit, le lieu d’où viennent et où s’en vont les palabres, et quand on veut, où que l’on soit, avec qui que l’on soit, on peut sauter le pas, s’y jeter et mettre son passé à l’abri derrière la couleur, ici, pas de bleu, nul bleu qui soit à la hauteur, aucun bleu qui soit écho ou écrin, juste naufrage, à peine gouttes délavées, fugacité, le pas de bleu assomme et détrône le roi en moi sans qui je ne suis pas, alors, alors je mets du bleu dans les poissons, dans le ciel où passe une chèvre, dans le cadre tout autour du marché, et encore du bleu dans les lettres qui font le chant du coq qui parle dogon, dans la chèvre, sur le terrain de foot, sur la maison et dans la mer qui est sous la baleine, du bleu, du bleu, je suis peintre et c’est ça être peintre, ajouter au monde ce qui lui manque pour être un bon monde, il y a le pas de bleu, il y a mon pinceau trempé dans le bleu, je le pose sur la toile qui devient plus haute et plus claire, qui était à peine et devient tant, et s’en est fait je quitte l’Europe, c’est le 27 septembre de 2003 ma vision et mon pinceau font le monde et je peux aller me promener sans désarroi ni froid dans Pujols-sur-Dordogne où le chien aboie toujours quand je passe et où la chèvre du voisin est gentille.


 

Le cœur s’arrêterait pour moins, le bitume cesse, le sable devient invisible, les herbes n’y sont plus, les heures non plus, ici nulle cheville de femme, aucune rue, zéro orée de bois, de l’eau, 14 kilomètres d’eau qui surgissent et sautent de plain-pied dans notre destin, de l’eau en millimètres plutôt qu’en mètres, en millilitres plutôt qu’en litres tant elle est de l’eau infranchissable, de l’eau inaltérable, de l’eau irréductible, elle arrête tout, le jugement incompétent, la pensée bavarde et brouillonne, l’impulsivité confuse ou pas, l’avenir que l’on s’était dit sous l’arbre flamboyant, le beau frisson à fleur de peau, elle n’arrête pas tout, elle n’arrête pas le regret, pas la plainte, pas le temps qui va sans nous, pas la fièvre de partir, on est sur le bitume qui cesse, au bord du sable qui devient invisible, c’est le début de l’été, le temps de l’automne ou celui des premières fleurs, on a derrière nous la maison au bout du long jardin, l’ombre chaude et bronzée, la graisse des machines, les heures conjuguées aux gestes, des passages de couleurs roses tout là-haut, et devant nous de l’eau en millimètres millilitres, une chose qui ne se plie pas, que l’on ne peut enjouer, où la véhémence de nos mains et les excès de nos bouches ne peuvent rien, de l’eau qui s’exhibe, qui rit d’elle-même pour elle-même, de l’eau dans les apparats de ses illuminations, à peine a-t-on une pensée qu’on y trempe un doigt, ce n’est pas ainsi qu’il faut agir, qu’on peut franchir, dépasser, ce n’est pas ça qu’il faut accomplir, non, on a des rêves qui rêvent qu’on peut la jeter sur le sol et en abuser, d’autres qui racontent qu’on peut la modeler comme boue entre nos doigts, d’autres où à force de l’étudier elle admettrait qu’on y pose les pieds dans l’avancée riche de destinées, 14 fois 1000 fois 1000 millimètres d’eau et la bonde par où les ténèbres surviennent.


 

La douleur est réversible en plaisir, parfois il survient que certaines douleurs sont réversibles en plaisir, tous les jours je m’assois derrière mon étalage d’objets plastique fantastique puis convoque des lieux invisibles et nommés et vus dans des livres, des dictionnaires, des revues et films, je chasse de moi une à une les malédictions dans lesquelles je souffre de ne pas vivre et intervenir en ces lieux, puis lorsque je suis prêt, du coin de l’œil j’aime à les regarder se défaire et se faire, c’est à ça que je joue, je défais et refais ce qui est défait, c’est ce que permet ma malédiction une fois chassée et muée en jeu, ma douleur muée en plaisir, défaisant et faisant je m’extasie de participer de la sorte, d’ajouter de très interminables et très ténébreuses forêts aux rues entraperçues de Miami, des garigues assoiffées aux noirs et blancs Champs Elysée, de longs et lents fleuves jaunes dans les jardins de la Renaissance, et n’ignorant pas que l’espace n’est pas la seule mesure, me voilà qui joue avec le temps qui lui aussi est vertigineux, ce sont maintenant des chevaliers en armures qui conduisent le coupé sport rouge, des hommes et des femmes de la préhistoire qui achètent le journal au kiosque bariolé, un homme en perruque blanche qui sonne les cloches de l’église de Bédarieux, puis cela s’entremêle, il y a y a des espaces qui se collent à des espaces qui se collent à des temps, des espaces qui se collent à des temps qui se collent à d’autres temps qui glissent et se collent à d’autres espaces, le vaste et vieux monde est en petits Legos et Mécanos, bien sûr je loupe quelques affaires, mes objets plastique fantastique perdent de leurs couleurs, de la poussière se met dans des rainures où je ne peux l’enlever, bien sûr, mais bon, le monde ne m’offre qu’un petit os à ronger et j’y mets toute mes tentions et vigueurs, toutes mes illusions et ardeurs.


 

J’ai connu des années et des années où mes gestes se faisaient dans toute la gamme de toutes les envies, puis j’ai connu l’armée à mes talons qui ne laisse aucun répit, la progression vers l’Est avec la boue qui avalait mes chaussures tandis que je ne pouvais empêcher mes rêves hallucinés fruits de la sueur de la peur, j’ai évité le piège des racines glissantes, le jus noir et irrémédiable de la vase et du venin, je me suis souvenu des histoires de blessures d’abord rouges ensuite vertes et où les mouches s’abreuvent puis pondent en produisant une brûlure où brûlent les dernières illusions en même temps que les derniers réflexes, j’ai connu le ventre qui se vide de ses entrailles sans en chasser l’amertume qui est une bien plus profonde morsure, j’ai connu des soirs où je tenais ma vie dans mes bras, je la berçais, lui racontais mes histoires d’enfance où existent des univers parallèles avec leurs propres soleils, leurs propres étoiles, j’ai marché le long d’un méridien sachant qu’au moment même où le soleil se lève entre les arbres de cette jungle, il se lève aussi entre les tours nommées Défense de la grande ville Paris, je n’ai pas lâché le méridien, j’ai marché, je tiens le méridien, je marche, je marche, l’armée n’est plus à mes tallons telle un taon, le goudron est une croûte stable où la foulée prend des longueurs, l’eau claire est une vitamine, la mouche un jeu pour la main qui retrouve autre chose que le geste nécessaire, battre l’air pour rien, relever une mèche de cheveux, se chatouiller à des herbes, je tiens le méridien, je marche, marche, hache le chemin sans retour, d’avance mâche le festin d’arriver, petit à petit tout le reste du corps suit la main et son futile, tout le reste du corps jusqu’au plus au fond de la tête, et maintenant je m’arrête ici, m’assois, regarde mes jambes que je remercie beaucoup.


 

Pourquoi je dors ? à l’aller vers le bled, je dors, au retour, je dors, c’est comme ça que ça se passe sur la N 10, tout du long de la N 10, conduisant, je dors, on le sait tous, tous ceux qui ont conduit longtemps le savent, de très longues heures passées au volant d’une voiture produisent une espèce d’endormissement, une acuité abrutie et du spectacle du monde qui va derrière le pare-brise qui va, et du film de notre monde qui va en nous qui allons, et aussi, à l’aller comme au retour c’est chose agréable que ce sas d’anesthésie, cette digue entre deux mondes, allant, j’aime nettoyer ma tête et mes chairs bougonnes des jours passés dans les heures immobiles, et c’est sinon neuf, du moins lavé que j’arrive à destination, rentrant, il me faut maintenant me démunir des lieux tellement ordinaires et tellement fabuleux, des gens si proches afin de pouvoir à nouveau m’amputer de tout ce qui fait de moi un homme heureux afin de pouvoir me glisser à nouveau sous le ciel sans messages, le cœur bat, c’est un fait, mais il faut lui donner de quoi continuer, lui offrir les possibilités de battre encore quand notre chair n’est plus qu’une pâte molle et asservie, notre tête un couloir vide où aucune issue n’est percée, pourquoi ? pourquoi je fais ça ? pourquoi ? pourquoi je fais ça comme ça ? pourquoi je vis comme ça ? pourquoi je persiste à vivre comme ça ? pourquoi ? pourquoi finalement je ne fais rien de bien dans ma vie ? est-ce parce que je suis têtu que je continue ? est-ce la cause d’un creux en moi que je remplis ? est-ce parce que je n’ai aucune imagination, aucune ambition, aucune solution pour ma vie ? est-ce parce que finalement ma vie entière est sous le signe d’un grand assoupissement ? est-ce parce que ? y-t-il un ? une ? des ? me faut-il ? serait-ce que ? ne pourrait-on ? un jour verrai-je ? serai-je ? y aura-t-il ?


 

 

No

vas

a

morir

maňana !

la N 10

dit

le contraire

de ce que

haine

dit

elle dit

la N 10

dit

! No vas a morir maňana !

tu ne vas pas mourir demain

voilà là

ce que dit

le dit

de la N 10

! No vas a morir maňana !

voilà là

ce que ne dit

le dit

de la haine

dite

! No vas a morir maňana !

voilà là

ce que délivre

la N 10 qui

délivre

et

la N 10

dit

ici et là

pas tout bas

ici dit ça

! No vas a morir maňana !

là dit ça

! No vas a morir maňana !

pas tout bas

pas tout bas

et c’est miel

son

dit

oui

! No vas a morir maňana !

oui

et

c’est ciel

son dit

oui

! No vas a morir maňana !

oui

et

n’est fiel

son dit

non

est miel ciel

le dit

oui

! No vas a morir maňana !

de la N 10

! No vas a morir maňana !

! No

vas

a

morir

maňana !


 

Les anges d’ici ont la bouche muselée ou bien encore la bouche pleine de dents prêtes à déchiqueter, broyer, les anges des pays mécanisés ont la bouche pneumatique, rien ne les arrête, rien ne leur passe et boucle la muselière, font des sons d’or, donnent des horizons sans discontinuer, font dans les géographies des champs abondants, de petits reliefs qui vont doucement et ménagent des passages, on peut boire l’eau de leurs yeux, s’adosser à l’ombre de leurs bustes solides, les presses de la presse d’ici ont la bouche muselée ou bien la bouche pleine de menteries qui décapitent les lumières, les presses de la presse des pays mécanisés ont la bouche mécanique, rien ne les arrête, rien ne leur passe ni ne leur boucle la muselière, et ici nous allons dans l’odieux vent des menteries et tricheries, avons le nez plein de cet odieux vent qui ne nous permet pas de nous diriger et d’avancer, je fais ma valise, je mets dans ma valise de petits pulls pour les anges, les sucreries dont ils raffolent assurément, et plus je remplis ma valise plus elle est légère, plus elle m’est la montgolfière et le souffle qui l’emporte, m’emmène, rien n’est si simple, si avéré, si tranché, m’arrivent des turbulences, des dépressions qui barbouillent en noir l’horizon vers lequel s’envoler, éclairent les bras qui sont ici et qui s’étendent vers moi de peur de passer au sépia de mes souvenances, les paroles des anges ne sont pas tout, les paroles des presses de la presse ne sont pas tout, les champs abondants non plus, c’est infime, les bras d’ici parlent aussi, les bras d’ici ont aussi des oreilles qui ont coutume de mes mots, ont faim d’eux, je défais ma valise, range mes affaires, jette les petits pulls et les sucreries, je reste, demeure en ma demeure, j’ai le choix, je choisis mon choix, la vie n’est pas ailleurs, la vie choisie n’est nulle part ailleurs.

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