puisement (début)

Une fois terminées ces pages, une fois l’ouvrage achevé, alors qu’on le ferme, que les pages soupirent,
entendre encore longtemps le bruissement de l’air, une respiration qui ne nous quitte pas,
qui fait un peu de notre respiration,
cela alimente aussi le petit feu de braise qu’on conserve pas plus gros qu’une rose,
juste fait pour notre éternité et celle de quelques uns

 

 

Une femme pendue à un fil à linge bleu

 


 

dessous elle la terre toute désarticulée

 


 

ici

sur terre, à ras terre, la mémoire ouvre tous les placards, tire tous les tiroirs, il faut désormais lentement se lier d’amitié avec les fantômes, le fil à linge bleu, le panneau auquel le fil à linge bleu

le caillou qu’elle a laissé, si dur à casser, ouvrir, attendre que passe le long cri long sans cesse et ses chardons et ses boues noires

terre plus articulée

et comment dresser la langue afin de la hisser hors du noir des boues ? comment faire une terrasse avec un peu de hauteur pour y voir un peu plus loin ? se désencastrer, s’extraire, avancer, ne pas demeurer longtemps au milieu de la mémoire trop touffue, son ombre est trop froide, déjà des choses et autres réclament une nouvelle langue pour naître, une langue exacte, une langue qui prendra racine dans les racines mêmes des choses et autres

 


 

mais

des mots sont là, très vite là, sans interruption là, vêtus de plomb, affublés pour l’aspersion de noir, qui viennent dans la poussée de dire, la pesée de dire qui est là, le ressassement de dire qui manœuvre, la nausée que cela produit d’abord, puis subitement la fatigue qui tombe, l’étourdissement où petit à petit un peu du calme vient, revient, tenter de le tenir un peu, de s’arrêter sur le bord du chemin, s’assoir à la table de la cuisine, mettre les mains en coque sur le visage, désir de le garder encore, le calme, il était tant loin, tant cassé, tant inespéré, le garder encore, l’avoir encore, y être encore, boire le calmant à la coupe des mains là

mais aussi

parallèlement, simultanément, cause toujours, disent les mots, cause toujours, dit une petite voix en dessous les mots et qui vient, passe sa tête par-dessus les mots et dit cause toujours

et

une nuit où les mots s’en vont comme des oiseaux effrayés, reviennent en mouches sur le corps allongé, où la lune tend la main pour fermer les yeux où elle ne supportait plus de se refléter

 


 

et

il y a au fond du crâne une image à peine posée, à peine une couleur à déchiffrer, y aller, y retenir son souffle de crainte de faire fondre l’image qui est peut-être faite d’une ombre sur de la neige ou du faible écho d’une parole qu’il s’agit de ne pas briser, cependant toujours elle se dissout, sans cesse n’apprend rien d’elle

serait-ce image des plus cruelles de la mort ou la plus douce des images ?

 


 

indéniable, fiable

nuit du 12 mai, Saint Achille

son talon d’Achille autour de son cou, elle meurt de son talon d’Achille autour de son cou, son talon d’Achille qui depuis l’œuf, depuis l’œuf en gorge, vivre, se casse l’œuf, mourir, mourir un peu loin des réverbères, mourir à des années-lumière des lumières, ce n’est pas de l’ombre, plus que de l’ombre c’est, c’est le noir, plus encore, le noir fixe qui fait reculer le soleil, fait reculer les lumières du salon, de la cuisine, de la salle de bain, des veilleuses des deux enfants, le noir fixe mange la lumière des réverbères, celle des phares de la Twingo, transforme la lumière des phares en noir fixe, dévore, gobe d’un coup la lumière toute

vide l’air jusque dans les dents

 


 

fil à linge bleu

descendre au fond même où même la mort meurt

avec la vie qui meurt

 


 

à nouveau

mourir, mourir d’un fil à linge bleu autour du cou, mourir d’un œuf dans la gorge, d’une seconde d’inattention, de suspension, de cessation, mourir sur un champ de bataille, mourir sur le champ de bataille en soi, et le cheval au galop meurt aussi, et le navire à canons lui aussi meurt, mourir et dépasser les fuseaux qui sont les heures des vivants et

dépasser maintenant le fuseau du sans retour

prendre la direction de la plaine d’oubli, la chaleur y est étouffante, l’astre soleil est là à son zénith et n’avoir aucune ombre, il n’y a là aucun arbre, aucune herbe, rien de ce que la terre fait naître et pousser

restera-t-elle dans cette plaine d’oubli ? sera-t-elle dans la dilution totale ? du temps passe, peu, elle reflue maintenant en arrière, c’est qu’elle est poussée, sortie de là

c’est que les yeux des vivants ont maintenant vu, on maintenant su

 


 

et

comme incliner un vase opaque au-dessus de la main en coque, fouiller ici, là, sans même craindre ou sans même penser qu’il peut en surgir une preuve intolérable qui brûlerait la main, en même temps que les yeux, en même temps que tout derrière les yeux

 


 

tandis que

son visage, quoi dit son visage qui ne dit plus rien ? qu’est-ce qu’il ? quoi est ? aucun air n’en sort plus, aucun souffle ne souffle, comment savoir où se pencher, où s’incliner afin de prendre l’entendre, lui parler, lui demander ; les questions, lui dire ; les nouvelles, son visage tutoyé, il n’est ni en sommeil ni en éveil ni au travail ni à la nourriture ni bougeant ni sous les glycines ni sortant de l’eau ou du songe, en aucun album, aucun recueil

et pourtant tutoyé le visage qui se tait

le regarder, attendre qu’il reprenne, se suspendre aux cils, aux signes, s’accrocher aux lèvres, ne pas bouger, ne pas respirer de crainte de ne discerner le plus minime bougé des paupières, c’est que c’est sous la pluie, c’est dans une masse grise, dans une pièce capitonnée, dans une boue floue, dans un temps déchiré, soudain peur qu’il prenne toute la place, tous les visages d’elle

emplisse tous les traits

gomme toutes les expressions

annule tous les contours

tous les mouvements anéantisse

les yeux décolore

assèche et ferme les lèvres à jamais

détruise tous les mots d’elle

non, pas ça

 


 

mais

comment se faire une terrasse avec un peu de hauteur pour y voir un peu plus loin ? comment alors que la terre creusée reste creusée se faire un palier un peu plus culminant d’où vue un peu plus vaste, un peu plus discernée ?

peut être avec la terre sortie de tombe, même si les pieds y gèlent froid de la mort, même si les pieds s’y enfoncent, s’y usent les pas, peut être là le socle

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